L’image de l’animal ivre est un grand classique, souvent cantonné aux dessins animés ou aux mythes tenaces. On imagine des éléphants titubant après avoir mangé des fruits fermentés ou des oiseaux un peu trop joyeux après un festin de baies.
Mais la plupart du temps, la réalité scientifique est bien plus sobre. Pourtant, une étude révélatrice est venue confirmer une histoire qui semblait tout droit sortie d’une fable : oui, les chimpanzés consomment de l’alcool, et ce, de manière tout à fait intentionnelle.
Bien plus qu’une simple anecdote, ce comportement donne un aperçu de l’intelligence de nos plus proches cousins et éclaire d’un jour nouveau notre propre relation avec l’alcool. Comment se déroule cet étonnant « happy hour » en pleine forêt ? Penchons-nous sur cette question.
Un bar naturel pour les chimpanzés : la découverte en Guinée
Tout commence à Bossou, un petit village en Guinée. C’est là qu’une équipe de chercheurs a mené une étude sur le long terme, publiée en 2015 dans la revue Royal Society Open Science. Pendant des années, ils ont observé un groupe de chimpanzés sauvages et ont été témoins d’une pratique surprenante.
Une boisson locale très convoitée : le vin de palme
La source de cette consommation est le vin de palme. Cette boisson est produite par les villageois à partir de la sève fermentée du palmier Raphia.
Les habitants installent des récipients en plastique au sommet des palmiers pour collecter la sève qui, sous l’effet de la chaleur et des levures naturelles, fermente rapidement. Elle devient alors une boisson alcoolisée, douce et pétillante.
Les chercheurs ont découvert que les chimpanzés attendaient patiemment que les humains quittent les lieux pour venir se servir directement dans les récipients. Mâles et femelles, jeunes et adultes, tous semblaient apprécier ce breuvage.
Une technique ingénieuse : l’éponge à vin de palme
L’aspect le plus remarquable réside dans la méthode employée. Les chimpanzés ne se contentent pas de laper maladroitement le liquide. Ils ont développé une technique digne des plus grands ingénieurs du règne animal.
L’outil qui fait la différence
Pour boire le vin de palme, ils fabriquent un outil sur mesure : une « éponge » végétale. Le processus est méticuleux.
Le chimpanzé sélectionne des feuilles, les mâchouille sans les avaler pour en faire une boule fibreuse et absorbante. Il trempe ensuite cette éponge dans le récipient rempli de sève fermentée, la retire, puis la porte à sa bouche pour en presser le liquide.
Un savoir-faire qui se transmet
Cette utilisation d’outils n’est pas un hasard. Elle témoigne d’une intelligence complexe et d’une probable transmission culturelle.
Il ne s’agit pas d’un instinct, mais bien d’un savoir-faire appris et partagé au sein du groupe. Cette technique leur permet d’accéder à une ressource énergétique riche qu’ils ne pourraient pas consommer autrement.
Chimpanzés et alcool : quelle quantité, quels effets ?
Une consommation régulière, des quantités variées
Les analyses ont révélé une concentration en alcool variant de 3,1 % à 6,9 %.
- 3,1 % : équivalent à une bière légère
- 6,9 % : équivalent à une bière de caractère
Les chercheurs ont observé des chimpanzés consommer des quantités parfois importantes, l’un d’eux ayant bu l’équivalent de près d’un litre de vin de palme.
Des signes d’ivresse complexes à prouver
Il est complexe de parler d’ivresse au sens humain du terme. Les observateurs ont rapporté que certains individus semblaient plus agités après avoir bu, tandis que d’autres s’endormaient rapidement.
Cependant, aucun signe évident de désorientation ou de perte de coordination motrice n’a été formellement constaté. Les chimpanzés restent des animaux sauvages qui ne peuvent se permettre de baisser leur garde.
L’hypothèse du singe ivre : une clé de notre évolution
Au-delà de l’anecdote, ce comportement vient nourrir une théorie scientifique intriguante : « l’hypothèse du singe ivre« . Cette idée, développée par le biologiste Robert Dudley, suggère que notre capacité à métaboliser l’alcool ne serait pas un accident de l’histoire, mais un atout évolutif.
Quand l’alcool devient un avantage pour la survie
Selon cette théorie, un ancêtre commun aux grands singes et aux humains aurait développé, il y a des millions d’années, une mutation génétique lui permettant de digérer l’éthanol. Pourquoi ?
Pour pouvoir consommer des fruits très mûrs, voire fermentés, tombés au sol. Ces fruits, délaissés par d’autres espèces, constituaient une source de calories précieuse et facile d’accès. La capacité à les digérer sans tomber malade aurait donc été un avantage considérable pour la survie.
Une théorie renforcée par l’observation
Le comportement des chimpanzés de Bossou soutient cette hypothèse. Il démontre que les primates sont non seulement capables de gérer l’alcool, mais qu’ils le recherchent activement. Cette appétence pour les substances fermentées pourrait donc être profondément ancrée dans notre héritage génétique.
L’alcool ailleurs dans la nature : un phénomène isolé ?
Si les chimpanzés nous offrent l’exemple le plus documenté, ils ne sont pas les seuls à interagir avec l’alcool en milieu naturel. D’autres cas, plus ou moins avérés, existent :
- Certains oiseaux migrateurs, comme le jaseur boréal, se nourrissent de baies qui peuvent fermenter en fin de saison. Après un repas trop copieux, ces oiseaux montrent parfois des signes de désorientation en vol.
- En revanche, le célèbre mythe des éléphants s’enivrant avec les fruits du marula a été largement contesté. Il faudrait qu’ils en consomment une quantité astronomique en un temps rapide pour ressentir le moindre effet, ce qui est biologiquement quasi impossible.
Ce que l’étude sur les chimpanzés nous montre, c’est la différence entre une consommation accidentelle et une recherche délibérée, planifiée et outillée.
L’histoire des chimpanzés buveurs de vin de palme est bien plus qu’une simple curiosité. Elle nous rappelle la remarquable intelligence et la capacité d’adaptation du règne animal. Plus profondément, elle nous renvoie à notre propre histoire évolutive, suggérant que notre relation avec l’alcool est davantage ancienne et complexe que nous ne l’imaginions.
Il ne s’agit pas juste d’une question de fête, mais peut-être, à l’origine, d’une question de survie.
Et vous, que vous inspire ce surprenant comportement ?
